03 avril 2007 : "Comme un avion sans ailes !..."

 


Courant février 2006, un de mes collègues rochelais vient me voir pour me poser une question sur le projet P150... "P150 ?... C'est quoi, ça ?..." questionné-je. "Ben... C'est un projet qu'on monte avec la SNCF et RFF pour battre le record du monde de vitesse, en visant 150 m/sec soit 540 km/h" me répond-il.

Et c'est ainsi que j'appris que la fantastique aventure était lancée. A la base, il s'agit de réaliser une rame à partir d'éléments de série, la seule construction spécifique étant la R4 Duplex réalisée sur la base d'un chaudron de série modifié pour recevoir les deux chaînes de traction AGV : c'est la raison de l'implication directe de l'établissement ALSTOM d'Aytré-La Rochelle dès le début de ce défi.

Le secret reste malgré tout bien gardé (des consignes très strictes ont été données en ce sens...), jusqu'à un matin d'octobre 2006 où des spotteurs surprennent en Ile de France un drôle d'acheminement reliant l'EIMM SNCF de Bischheim à l'établissement ALSTOM de La Rochelle : deux motrices TGV-POS accolées dos à dos, mais dont la physionomie trahit de multiples modifications, la plus évidente étant les roues de grand diamètre. Très vite, la nouvelle se répand et beaucoup comprennent rapidement ce qui se trame.

Entretemps, dans l'établissement ALSTOM d'Aytré, c'est pour moi l'excitation de pouvoir jour après jour voir l'avancement de la mise en rame ce ce bolide.


 

Deuxième coup de théâtre : les 19 et 20 décembre 2006, un drôle de convoi part de La Rochelle pour rejoindre le tout nouveau Technicentre Est-Européen par le chemin des écoliers. Les téléphones et les ordinateurs chauffent malgré la discrétion de mise, et cette fois le doute n'est plus permis : une tentative de record du monde de vitesse sur rail devrait avoir lieu prochainement.

 



19 décembre 2006 - Parti depuis environ 1h30 de l'établissement ALSTOM d'Aytré-La Rochelle, et après une courte escale à Niort, le convoi d'acheminement de la rame V150 vers le Technicentre Est-Européen vient de s'engager sur la ligne à voie unique vers Parthenay et Thouars : quel contraste entre la ligne télégraphique, les rails de 36 m et le bolide qui va, 3 mois après, rouler à des vitesses que personne n'ose encore imaginer !

 
 


Arrêt à Thouars le 19 décembre 2006 pour le convoi d'acheminement de la rame V150 : l'occasion d'une vue générale de la rame. Les bâches blanches sur le toit permettent d'éviter les risques d'amorçage avec la caténaire, compte-tenu du gabarit important dû aux roues de grand diamètre

 
 


Coup de projecteur sur les soutiers qui accompagnent le bolide, à savoir les 7 fourgons Dd2 qui assurent le poids-frein nécessaire, la rame V150 n'étant pas freinée lors de l'acheminement

Thouars - 19 décembre 2006  


Si le secret avait été très bien gardé en 1989-1990, cette fois Internet ne permet pas de maintenir le suspense bien longtemps, obligeant les trois partenaires de l'opération, Réseau Ferré de France, ALSTOM et la SNCF, à divulguer la prochaine tentative à l'occasion du lancement d'un programme intitulé l'Excellence Française de la Très Grande Vitesse ferroviaire.

Reste à savoir à quelle date la tentative officielle sera réalisée... et surtout quelle est la vitesse maximale qui sera atteinte. Rapidement, tout le monde pense au record du Maglev japonais, à 581.2 km/h... Objectif très ambitieux, puisque les réglages définis pour ce record au niveau de la voie mais surtout de la caténaire correspondent à un plafond de 575 km/h (compte-tenu des marges conservées vis-à-vis de la limite extrême calculée). Les supputations vont donc bon train, certains évoquant même les 600 km/h !...

Entretemps, la rame, baptisée V150, commence ses montées en vitesse mi-janvier sur la zone d'essais de la LGV Est, entre les pK 264 et 160, dans le sens Est-Ouest. Elle est bien sûr traquée tous les jours par des dizaines de spotteurs. Après quelques jours un peu difficiles durant lesquels quelques mises au point seront nécessaires, la rame démontre très rapidement ses capacités, et les montées en vitesse sont extrêmement rapides. A tel point qu'en l'espace d'à peine 5 semaines elle va rouler de nombreuses fois au-dessus du précédent record de 1990 (515.3 km/h), atteignant finalement 559.4 km/h le 20 février.

Pour cause d'inauguration de la LGV Est et de formation des conducteurs, mais aussi pour revêtir une livrée à la hauteur de l'évènement, la rame V150 s'arrête durant 1 mois.

Fin mars, elle ressort du TEE dans une très seyante livrée noir et chrome, et après une présentation en grandes pompes à la presse, elle retrouve son domaine d'essais. Les montées en vitesse reprennent de plus belle, la date du record étant maintenant fixée au 03 avril 2007 (avec possibilité de décaler au 04, voire au 05 avril selon les conditions météo). Entretemps, le 28 mars, la rame s'offre un dernier galop à 568.1 km/h : de bon augure pour la semaine suivante !



02 avril 2007 : grand beau temps annoncé sur l'Est de la France, et donc confirmation de la tentative pour le lendemain. Le départ sera donné à 13h01 exactement, afin que le record soit établi en direct durant les journeaux télévisés de la mi-journée.

Si je n'ai pas pu venir auparavant voir passer ce superbe bolide, il était évident que je ne pouvais manquer cet évènement : la semaine du 02 au 06 avril était depuis longtemps (enfin... depuis que le créneau était connu en interne) bloquée dans l'agenda. Aussi, une journée et demi de congés posée, train et hôtel réservés, et nous voilà partis avec Benoît pour le secteur de Sainte Menehould, où nous savons par les nombreux spotteurs qui traquent la rame depuis février que les vitesses maximales sont atteintes.

Levés tôt ce 03 avril, nous voilà partis avec d'autres ferroviphiles de l'Ouest pour le pK 203.3, un pont offrant une vue bien dégagée sur la voie et n'étant que peu fréquenté car ne desservant que des champs. Si en arrivant nous ne sommes qu'une poignée, la foule va grossir rapidement jusqu'à l'heure fatidique. L'ambiance est bon enfant bien qu'un peu tendue et pleine d'excitation...

Vers 10 heures, les deux rames d'essais passent devant nous pour se mettre en place, suivies peu après par la rame Réseau emmenant les invités à la gare Meuse.




03 avril 2007, le jour J - La rame 4404 file à 300 km/h vers l'Est sur voie 2

 
 


03 avril 2007, jour J - Quelques minutes plus tard, c'est la star du jour qui file à environ 200 km/h sur voie 1 vers son point de départ du pK 264, prélude à l'exploit

 

C'est vers 11h50 que nous voyons apparaître au loin les feux de route de la 4404, la rame de servitude (encore appelée rame "balai"). Elle passe devant nous à environ 380 km/h, ce qui est déjà fort impressionnant lorsque l'on est habitué aux "simples" 300 km/h...

 


03 avril 2007, jour J - La rame 4404 ouvre la voie à 380 km/h : encore 1h15 à attendre...


12h15 : un agent SNCF arrive en voiture et demande à la cantonnade si un chevreuil n'aurait pas été aperçu dans les emprises de la ligne... Décidément, il ne peut y avoir de record de vitesse ferroviaire sans le traditionnel chevreuil dans le rôle du perturbateur de dernière minute : l'un d'entre eux s'était déjà invité sur les voies en 1990 ! Après vérifications, tout est normal (mais un autre chevreuil aura quand même fait un peu plus tôt les frais de son imprudence, finissant à l'arrière de l'estafette de l'agent sus-mentionné...).

La tension monte alors petit à petit, tandis que l'heure approche. 13h01, la nouvelle tombe : elle est partie ! Au téléphone avec des proches devant leur téléviseur, Benoît nous tient au courant de la montée en vitesse phénoménale de la rame.

13h10 : il coupe le téléphone alors que la rame est encore à 17 km, et tout le monde se prépare pour l'arrivée de la star du jour.

13h12 : trois feux apparaissent au loin... La voilà ! Les caméscopes tournent, les photographes se concentrent. Un bruit d'avion se rapproche, et une fusée noire et chrome traverse le paysage dans un bruit de tonnerre. A peine la photo faite, nous nous retournons pour voir la rame disparaître derrière une butte.



03 avril 2007, jour J - Voici le moment que nous attendions tous : la rame 4402, encore en plein accélération, passe devant nous à 558 km/h dans un bruit étonnant. Dans 10 km, elle aura atteint sa vitesse maximale


Phénoménal ! Rien à voir avec les vidéos déjà vues sur le Net. Le bruit, surtout, est impressionnant. Tous attendent maintenant l'annonce de la vitesse maximale atteinte...

Quelques minutes de suspense, et le verdict tombre : 574.8 km/h ! Encore plus fort que la semaine passée ! Nous apprendrons ensuite qu'elle est passée devant nous à 558 km/h environ : déjà très impressionnant.



Certes le record du Maglev n'est pas tombé, mais la sagesse l'a emporté sur l'enthousiasme et la fougue en décidant de rester dans les limites qui avaient été fixées dès le départ, à 0.2 km/h près ! Et puis cet exploit reste tout de même formidable, car il démontre la capacité du chemin de fer à rouler à des vitesses très élevées.

Et voilà... Cela n'aura duré que quelques secondes, mais quelles secondes ! Gravées à tout jamais dans nos mémoires ! Et nous pourrons dire : "j'y étais !"...

A titre d'information, vous trouverez ci-dessous le profil en long de la zone d'essais, permettant de mieux comprendre le choix de ce secteur et le sens de circulation, ainsi que l'apport de ce profil dans l'atteinte des très hautes vitesses.



Une fois remis de nos émotions, nous nous concertons avec Benoît... Nous savons qu'une réception officielle est organisée autour de la rame en gare de Champagne-Ardenne TGV : décision est prise d'aller y faire un tour, des fois que... Une fois sur place, nous nous heurtons à un contrôle de sécurité : sans invitation, ça va être coton ! Mais je tente le tout pour le tout et présente mon badge ALSTOM, aussitôt imité par Benoît. Miracle ! L'agent de sécurité nous laisse passer ! Nous garons la voiture et filons sur le quai où les congratulations et autres discours sont bien loin : nous avons donc la rame presqu'exclusivement pour nous, une belle occasion de la mettre en boîte sous toutes les coutures !



Pas facile de jongler avec les poteaux caténaire pour avoir une vue d'ensemble de la rame côté pantographe...

Champagne-Ardenne TGV - 03 avril 2007  



Une vue sur la superbe livrée appliquée sur les voitures

Champagne-Arcenne TGV - 03 avril 2007  



Elle a tout donné dans cette marche record !!! Alors un peu de repos ne fait pas de mal...

Champagne-Ardenne - 03 avril 2007  





Allez... Nous avons bien, nous aussi, droit à une (toute !) petite part de gloire ! (avec une coiffure à l'avenant ! Un record qui décoiffe vraiment !)

Champagne-Ardenne TGV - 03 avril 2007  



Et voilà qui termine cette magnifique journée en apothéose... Il est temps de rentrer. Nous filons sur Epernay pour attraper le train du retour . En gare une BB 16500 rentre un X 4300 aux ateliers : quel contraste ! Mais c'est aussi cela, le chemin de fer de tous les jours !




Retour à la réalité du chemin de fer de tous les jours en gare d'Epernay...

03 avril 2007  



 

Une part du rêve...

Dès l'été 2006, je commence mon lobbying auprès du responsable technique du projet P150 pour ALSTOM : "Tu m'inviteras un de ces jours sur la rame lors des montées en vitesse, hein...". Accord de principe obtenu, il faut maintenir la pression, surtout lorsque les choses sérieuses commencent mi-février.

Patatras ! Je ne suis pas le seul à vouloir vivre de l'intérieur l'exploit quotidient de la V150. Aussi, face à l'afflux de visiteurs, la consigne tombe après une semaine : plus de visites, sauf strict motif professionnel...

Aïe, aïe, aïe... Ça se présente mal. Mais bon... Il faut se résigner : l'objectif des essais n'est pas de trimballer des touristes...

L'espoir revient cependant 1 mois après, lorsque la rame reprend ses rotations : "il y aura des marches spéciales pour les invités RFF-ALSTOM-SNCF après le record, donc ne t'inquiètes pas : tu seras de la partie"...

Après encore quelques turpitudes, l'invitation parvient enfin le 12 avril : une place m'est réservée à bord lors de la marche du matin le dimanche 15 avril 2007, marche qui sera l'avant-dernière de la V150 avant son déséquipement et la remise au type des véhicules qui la constituent.

Dimanche 15 avril 2007, Gare de Paris Est, 07h30 : voici notre bolide qui se met à quai.


 

15 avril 2007, Paris Est, 07h30 : la rame 4402, poussée par sa fidèle compagne la 4404, vient de mettre à quai pour embarquer ses passagers vers les très hautes vitesses


Nous embarquons, et nous voilà partis pour la zone d'essais. Très bon accueil à bord : viennoiseries et café, boissons, présentations et discours des responsables RFF, SNCF et ALSTOM.

Je ne résiste pas à aller passer un long moment avec mes collègues d'ALSTOM installés dans leur laboratoire à l'étage inférieur de la R8. Longues discussions autour des mises au point, des phénomènes rencontrés durant cette longue campagne, des nombreuses marches, des galères, et bien sûr du record...

11h00 : nous voici en place au pK 264. Je regagne ma place en R1. Après les vérifications d'usage, le départ est donné. Mise en vitesse à 160 km/h, puis après le passage du sectionnement délimitant la zone d'essais à très grande vitesse (alimentée en 31 kV le jour du record, tension ramenée ensuite à 27.5 kV), l'impressionnante montée en vitesse débute.

Les poteaux caténaires défilent de plus en plus vite sur le côté, et le compteur de vitesse sur l'écran juste devant moi, qui donne par ailleurs une vue sur la voie depuis la cabine avant, s'affole. Juste le temps aussi d'entrevoir les nombreux spectateurs encore venus en nombre sur les ponts.



482.8 km/h : le record de 482.4 km/h du 05 décembre 1989 est atteint



515.3 km/h : celui du 18 mai 1990 tombe aussi (enfin pour moi, puisque cela fait longtemps qu'il est officiellement effacé...)


Encore quelques dizaines de secondes, et le chef d'essais demande la mise en freinage électrodynamique de la rame. Et voilà... C'est fait ! J'ai roulé dans la V150 à plus de 500 km/h... L'écran affiche la valeur maximale atteinte de 523.3 km/h : record personnel, certes bien modeste au regard de la performance du 03 avril dernier, mais cela restera un très bon souvenir.



Souvenir d'une excellente journée passée sur la V150...

 

Impressions de route : une stabilité époustouflante et un niveau de bruit intérieur guère plus élevé qu'à 300 km/h, alors que je m'attendais à un sacré vacarme vu le bruit d'avion que fait la rame à l'extérieur. Le confort est presque supérieur à plus de 500 km/h que dans un TGV à 300 km/h ! Certes, la voie est dressée au millimètre et est toute neuve, et les roues ont un profil parfait... mais c'est la démonstration des formidables capacités du contact roue-rail. Et enfin l'impression d'une étonnante facilité à rouler à ces très hautes vitesses : la rame atteindra encore 542.8 km/h lors de sa toute dernière marche de l'après-midi, encore une fois au-delà de l'objectif initial de 540 km/h qui lui avait été assigné au début du projet... Tout un symbole.

Alors... Rendez-vous dans 17 ans ?...

En tous cas, merci à tous les acteurs de ce remarquable défi, qui reste avant tout une formidable aventure technique mais aussi humaine. Merci donc à tous ceux qui ont permis ce record, mais aussi aux spotteurs qui nous ont fait vivre cette campagne au jour le jour grâce à Internet.


 

Une petite note de fierté pour terminer...